Janacek, « De la Maison des morts » – Opéra de Paris, novembre 2017.

Epoustouflé par la phénoménale densité de ce spectacle – théâtrale autant que musicale (et l’œuvre elle-même restait encore à découvrir, y compris pour un public français averti) – le public, finalement, montrera bien son approbation. La direction de Salonen, malgré quelques contestables tempi exagérément rapides, valorise idéalement – mais presque abstraitement (façon Boulez ?) – la matière sonore de cette œuvre (âpreté, dans la violence parfois terrible et jusque dans les effusions si mesurées [*] de la tendresse la plus désarmante) et offre des moments d’une plénitude instrumentale sans doute encore assez rarement entendue dans une musique si volontiers rebelle ; et le développement global profite ici grandement de la qualité exceptionnelle de ce continuum orchestral unifiant au sein d’une dramaturgie musicale – spécifiquement janacekienne – où l’action se caractérise par son éclatement délibéré.

Le public approuve, donc – mais, tout de même, comment ne pas remarquer l’hésitation ? : à chaque fois que j’ai vu ce spectacle (une fois à Aix, deux fois à Paris), j’ai nettement senti la question dans l’hésitation : est-ce donc bien fini ? J’irai droit au but : la production de Patrice Chéreau offre un très grand spectacle qui fourmille de trouvailles à la fois efficaces et d’une très grande justesse sensible par son adéquation parfois extraordinairement précise au détail musical – et avec des gestes qui relèvent de la pure poésie théâtrale (la catastrophe qui ponctue la péroraison orchestrale de la fin du I° Acte, après l’entrée si poignante du corps ensanglanté rampant de Goriantchikov). A la fois, donc, traduction scénique exceptionnellement aiguë dans l’adhésion la plus intense à l’action dramatico-musicale – et incroyable relation de liberté inventive par rapport à l’oeuvre.

Droit au but, donc, … si possible … : la fin, telle que voulue par Chéreau (le personnage d’Alieia trucidé aussitôt que son ami libéré a le dos tourné pour sa sortie du bagne – rien dans le livret qui n’oriente vers cela [– mais …]) crée un hiatus, elle rajoute une dose inutile de brutalité en un geste que je rangerais au rayon sentimentalité – à moins qu’il ne s’agisse (pure spéculation de ma part ?…) d’une puérile décision relevant d’une espèce de dogmatisme idéologique typiquement hexagonal … – qu’est-ce à dire ? Clairement, la fin de Janacek (la musique à l’orchestre seul, sans didascalie particulière quant à l’action) ouvre l’horizon vers une large vision de l’humanité souffrante ; et l’erreur serait d’entendre l’élément dramatique de cette phase finale du développement (la libération de Goriantchikov associée à l’envol de l’aigle enfin guéri) comme une conclusion … optimiste – aille ! : je n’ignore pas le reproche (bébête et démodé) d’inspiration candide adressé à l’œuvre de Janacek en général par ses contempteurs franchouillards des années passées (… j’avoue les avoir trop bien connus personnellement). Mais la première erreur, fatale, consiste à vouloir poser une conclusion (ici : l’enfer continue, en pire) là où il n’y en a pas ; nous installer dans un esprit de développement étranger à l’esthétique du compositeur : Janacek ne cherche pas à démontrer et, souvent, délibérément, ne conclut pas ! De la Maison des morts ne conduit vers aucun dénouement, la grande force de cette œuvre est de nous laisser, à sa manière, prendre nous-mêmes en charge l’interrogation qu’elle suscite – forme et fond intriqués.

Hiatus, donc, me semble-t-il : la musique dit une chose à quoi le visuel choisit de s’opposer : au lieu d’ouvrir vers un champ plus vaste (et peu immédiatement signifiant), la mise en scène décide de nous enfermer à nouveau par une focalisation restreinte et gratuitement sordide. Ce n’est sans doute qu’un moment très bref de ce que à quoi nous avons assisté, mais la fin est l’aboutissement. En outre, il est peu de réalisation appartenant au genre opéra où le réalisme dramatique de la mise en scène peut s’avérer excessif et nuire à la cohérence même de l’œuvre : comme le signalait très justement le musicologue John Tyrrell qui analyse la « logique dramatique » de l’œuvre, « l’effet produit est presque celui d’un poème symphonique dans lequel monologues, dialogues, chants et chœurs interviennent de temps en temps, mais la structure globale provient de la musique (…) très souvent, vous aurez une continuité symphonique qui se suffira virtuellement à elle-même ». Milan Kundera ne disait pas autre chose quant à « son esthétique d’opéra » : « ce n’est pas le texte, c’est la musique qui forme l’unité de l’œuvre ».

En fait, dès qu’il s’agit de mettre en scène, c’est pour chaque opéra qu’il faudrait analyser la modalité particulière d’appartenance au genre.

Dommage, donc – ou presque … : entre libertés hautement inspirées et liberté dogmatique, on a finalement – mais quand même – frôlé la perfection.

 

EC.

 

* « révolte du dépouillement », dit Kundera.

 

 

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