Bohème fantôme à l’Opéra de Paris

Dans La Bohème de Giacomo Puccini, on voit des gens pauvres du Paris populaire romantique se rencontrer, passer tant bien que mal du bon temps, résister, s’aimer puis souffrir et mourir : ça grouille de vie et d’émotion et la partition d’une inventivité époustouflante produit pour nous une source d’éblouissement et d’émotion lyrique inépuisable.

De nos jours, la norme internationale de représentation scénique de ces histoires du passé dicte qu’il faut que ça parle aux enjeux du présent : l’association du marketing et du politique à la petite semaine qui participe à la gouvernance de la grosse institution lyrique impose des mises-en-scène qui doivent produire du buzz pour exciter le chaland tout en démontrant la nécessité contemporaine de l’œuvre.

On ne dira pas du spectacle de Claus Guth, qui remplace depuis 2018 l’ancienne et traditionnelle production de La Bohème à l’Opéra, qu’il cède précisément au diktat de ces représentations à grosses intentions ; notre perception est ici celle d’une volonté de renouvellement radical et très audacieux – à visée essentiellement poétique (ce qui peut signifier, précisément, qu’on s’y abstient de toute signifiance explicite) : le décalage que montre la transposition (on se trouve à bord d’un vaisseau spatial en perdition) produit en effet des tableaux où la sensibilité lyrique produite par l’expression puccinienne et la narration qu’elle accompagne se détachent radicalement du contexte et de l’imagerie auxquels on est censés les associer – et ce contraste peut en effet produire des tableaux saisissants où toute cette expression s’impose à nous avec une liberté et une fraîcheur puissamment renouvelée.

Le problème du spectateur est qu’une telle perception ne l’atteint qu’occasionnellement et sur une durée cumulée atteignant à peine les cinq minutes sur la totalité du spectacle … : tout le reste ne produit que confusion, avec doubles plans de narration scénique laborieusement fagotés, acrobaties déployées visant à rendre le nouveau scénario crédible, encombrements néfastes (pauvre air de Colline au IV !) et finalement, annihilation totale de l’irrésistible impact émotionnel que produit invariablement une représentation de cette œuvre. Mon accompagnatrice du soir, néophyte et très excitée par son premier opéra, prenait la peine de suivre quelques surtitres en guise de repère et s’y retrouvait totalement perdue. Elle n’aura pas craqué aux derniers instants de l’histoire (ni moi non plus, ce qui est très mauvais signe).

Il faut bien désigner et viser le décideur : celui qui a admis et porté cette proposition ; celui qui, en grand connaisseur et quant à son propre mandat parisien, se gargarisait si volontiers de prétentions productives vraiment sérieuses par opposition à ce qu’il croyait relever du divertissement façon Traviata (sic) ; on peut éventuellement souscrire à toutes ces belles déclarations, encore faut-il savoir les transformer efficacement par une vision dramaturgique élaborée. L’ex-directeur général Lissner, donc, grand adepte des postures snob, affirmait vouloir produire du spectacle « qui fait réfléchir » et c’est avec ces dignes intentions qu’il a fait dépenser à perte beaucoup d’argent à l’Opéra par moult productions douteuses, dispendieuses et sans lendemains.

On ne voit pas en quoi notre inclination personnelle en faveur de l’austère et intense poésie musicale de Schönberg (exemple de la production du Moïse et Aaron, dûment présentée comme emblématique) nous conduirait à renoncer au pathos puccinien avec ses référents sentimentaux et ses clichés évocateurs du Paris romantique, avec son opulence expressive et sonore tendanciellement décadente ; on ne voit pas en quoi la gravité du monde présent devrait nous inciter à recevoir comme « divertissement » futile des propositions qui ne viennent pas forcément prendre celle-ci directement en compte, plutôt que comme relation à une réalisation artistique génialement aboutie.

On raconte ce qu’on a vu et l’on se disperse en conjectures politiques.

C’est donc bien une Bohème fantôme que nous propose si maladroitement le spectacle de Claus Guth : tout ce que contient l’œuvre de Puccini y apparaît comme réminiscence vêtue de noir (ou de rouge-sang pour Mimi, en guise d’information) ; probable indication sous-jacente d’une expression artistique à considérer désormais comme périmée. On laissera deviner ce que peut nous inspirer toute cette appropriation snobinarde.

La réalité de ce compte-rendu est qu’on n’y parle guère de musique et de ceux qui la défendaient – autre aspect de cette histoire lamentable, la pauvre entreprise du génial dramaturge mobilise l’essentiel de notre perception.

EC

1er mai 2023

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